Imprevisible, le krach ? Depuis 2002, ... (Securibourse)

par Alix, dimanche 12 octobre 2008, 12:56 (il y a 5892 jours) @ Alix

» QUE TOUS CEUX QUI ONT PREVU CE QUI SE PASSE ET QUI L'ONT EXPLIQUE INLASSABLEMENT EN SOIENT REMERCIES. PUISSIONS-NOUS LES ENTENDRE DORENAVANT. :-)

La crise que l’on ne voulait pas voir venir

Imprévisible, le krach > Depuis 2002, essayistes et économistes s'alarmaient des dérives du système bancaire. Et avaient tout prévu. Sans réel écho. Pourquoi >

En 2002 – six ans déjà –, dans Après l'empire, Essai sur la décomposition du système américain, Emmanuel Todd s'interrogeait : « Qu'est-ce que c'est que cette économie dans laquelle les services financiers, l'assurance et l'immobilier ont progressé deux fois plus vite que l'industrie entre 1994 et 2000 > » Todd considérait la capitalisation boursière des Etats-Unis comme « une masse fictive ». Le pays ne produisant pratiquement plus rien de ce qu'il consommait, les capitaux étrangers entraient dans un « mirage ». Et il ajoutait ironiquement : « Nous ne savons pas encore comment, et à quel rythme, les investisseurs européens, japonais et autres seront plumés, mais ils le seront. Le plus vraisemblable est une panique boursière d'une ampleur jamais vue suivie d'un effondrement du dollar, enchaînement qui aurait pour effet de mettre un terme au statut économique "impérial" des Etats-Unis. »

Le dollar ne s'est pas encore effondré, il s'est effrité, et l'empire s'accroche : Emmanuel Todd ne pouvait prévoir que les Chinois prendraient le relais des Européens et des Japonais, acceptant de transformer les créances qu'ils retirent de leurs exportations en montagnes de bons du Trésor américains – ce sont encore eux qui financeront le plan de sauvetage des banques, 700 milliards de dollars. Car la panique boursière, elle, est bien là. Mondiale. Les banquiers jouent les vierges effarouchées : on ne pouvait pas prévoir...

Tout était prévisible. Et tout était prévu. Ecrit, même. Dès 2004. Paul Jorion, anthropologue belge, devenu en Californie spécialiste du crédit, se souvient : « C'est en 2003 que nous avons commencé, entre collègues travaillant à San Francisco chez Wells Fargo [une banque d'affaires], à discuter de la crise qui s'annonçait. J'ai commencé à rédiger Vers la crise du capitalisme américain > fin 2004. Le manuscrit a circulé - sans succès - parmi les éditeurs français en 2005. Alain Caillé en a publié l'introduction dans La Revue du Mauss. L'enthousiasme de Jacques Attali pour le manuscrit l'a convaincu en 2006 de le publier intégralement aux éditions de La Découverte. »

Le livre sort en janvier 2007 . Entre-temps, la situation s'est considérablement aggravée. Dans l'Amérique de Bush, 1 % de la population détient un tiers de la richesse du pays, cette infime proportion ayant empoché la moitié de la richesse créée de 1990 à 2006. Les 50 % les moins riches n'en détiennent que 2,8 %. C'est pourtant ces gens-là que le gouvernement Bush a voulu rendre propriétaires, contribuant ainsi massivement à leur précarité. Jorion décrit la façon dont des courtiers indépendants, payés à la prime, démarchent des centaines de milliers d'Américains, noirs et hispaniques, et leur proposent des contrats « subprimes » à des taux très élevés, progressifs, et sur... 125 % du prix de leur maison, histoire qu'ils s'achètent une voiture japonaise au passage. Les banques, de leur côté, regroupent les prêts immobiliers et les transforment en obligations, les RMBS (residential mortgage-backed securities), revendues sur le marché. C'est la fameuse « titrisation ». Le montant des RMBS - plus de 5 000 milliards de dollars - dépasse aujourd'hui celui des bons du Trésor américains.

En mai 2008, dans son nouveau livre, L'Implosion, qui décrit avec une méticulosité implacable les mécanismes de la bulle immobilière et de l'endettement, Paul Jorion revient sur la première crise de l'été 2007. Deux millions d'Américains, incapables de rembourser leurs crédits, ont alors déjà perdu leur maison : « C'est une banque française, BNP Paribas, qui sonna l'alarme. Les instruments financiers au sein desquels les prêts subprimes avaient été agrégés n'avaient plus de prix, faute d'acheteurs. » L'un des buts de la titrisation était l'atomisation du risque : « Que la première alerte sérieuse sur ces prêts eût lieu hors des Etats-Unis confirmait ironiquement que ce but avait bien été atteint. »

Au moment où Jorion écrit, début 2008, les Bourses ont repris des couleurs, mais il annonce que le pire est à venir : les banques américaines ne doivent plus leur solvabilité qu'aux injections massives de capitaux par les fonds souverains des Emirats, de Singapour, de Chine... Et l'Europe n'est pas à l'abri, car la finance s'est internationalisée au même rythme que l'économie. Jorion annonce alors des menaces sur le Crédit agricole, les Caisses d'épargne, Natixis...

La suite, plus personne ne l'ignore. Depuis un mois, les experts sont sortis du bois, sur toutes les radios, dans tous les journaux, et chaque Français est devenu lui-même un peu expert de ce que Jean-Luc Gréau appelle la « troisième sphère » : cette sphère financière déconnectée de la sphère productive, exclusivement vouée à des paris sur des variations de cours d'actifs, de monnaies et de biens. L'« effet de levier » n'a plus de secrets : tout le monde comprend qu'en achetant ou en vendant à terme et à crédit des actions on démultiplie ses chances de gain et ses risques de perte ; peut-être avez-vous même entendu parler des terribles CDS (credit default swaps), sortes d'assurances qui permettent d'acheter des obligations tout en s'assurant contre l'éventuelle insolvabilité des sociétés émettrices. Les CDS, qui démultiplient le risque qu'ils prétendent enrayer puisqu'ils sont à leur tour transformés en objets de paris sur les marchés, représentent 62 000 milliards de dollars, presque deux fois le PNB mondial. Une bombe atomique, la Rolls-Royce de la spéculation.

Pourquoi feint-on de découvrir ce monde-là > Toutes ces opérations financières sont certes compliquées, mais n'ont pas été dissimulées. Elles n'avaient rien d'illégal : « Les situations de crise, constate Paul Jorion, ne sont pas, comme on le croit souvent, des situations anormales où tout fonctionnerait autrement qu'à l'habitude, mais bien plutôt des situations où les règles implicites qui président aux comportements dans les conditions ordinaires apparaissent soudain au grand jour. »

La première hypothèse pour expliquer notre aveuglement est celle du sens commun : on savait, mais trop de gens avaient intérêt à ce qu'on n'en sache pas trop. « Pas faux, poursuit Jorion. Les boss de la finance savaient qu'on "allait dans le mur" mais avaient les moyens de retirer leurs billes en cours de route - ce qu'ils ont fait. Les employés qui gagnaient très bien leur vie se disaient : "Ça durera ce que ça durera !" » En décembre 2007, l'ex-président de la FED (Banque centrale américaine) Alan Greenspan, l'homme qui a largement contribué à la bulle en maintenant les taux d'intérêt très bas, la considérait comme « la manifestation la plus récente de cette disposition humaine à l'euphorie », dont il voyait un autre exemple dans « la tu­li­pomanie en Hollande au XVIIe siècle ». Mais il serait trop simple de n'incriminer un peu tardivement que les « méchants » de la finance : la spéculation à la hausse créait aussi un « effet de richesse » dans l'économie réelle, dynamisait la construction et l'immobilier, poussait à la consommation. Cela méritait que les gouvernements ne s'attardent pas sur la « créativité » financière...

Et cela méritait bien une prise de risque... que tout le monde sous-estimait. Dans un livre à paraître (éd. Raisons d'agir), Frédéric Lordon pointe une « mythologie du contrôle », à base de salles de marché pareilles à des centres de contrôle de la Nasa, de modèles mathématiques et d'analystes surdiplômés. « Or, écrit-il, les modèles de risques, qui peuvent être fiables quand les marchés fonctionnent "normalement", sont irrémédiablement dépassés au voisinage des points critiques. »

Reste une dernière hypothèse, d'ail­leurs pas incompatible avec les précédentes : nul n'ignorait la catastrophe à venir, mais nul ne voulait y croire. Il faut peut-être alors rap­peler la pensée du philosophe allemand Günther Anders, cher aux écologistes : on ne croit à l'éventualité de la catastrophe qu'une fois celle-ci advenue. Il ne faut donc pas seulement la prédire, mais agir comme si elle s'était déjà produite. Ce que nous n'avons pas fait. Car cela aurait impliqué une morale de l'action. Morale étouffée par le présupposé de l'autorégulation des marchés, incantation de l'idéologie néolibérale. La volonté politique a donc manqué, à chaque échelon de la société. Dès 1999, la Caroline du Nord, qui avait pour sénateur le démocrate John Edwards, avait pourtant pris des mesures pour éliminer le « prêt rapace » (predatory lending) des courtiers. « Appliquée à l'échelle du pays, estime Paul Jorion, cette législation aurait sans doute empêché la bulle de se développer. » Et le monde entier de plonger dans la crise.
Vincent Remy
Télérama n° 3065

A LIRE :
Vers la crise du capitalisme américain >, de Paul Jorion, éd. La Découverte, 256 p., 20 €.
L'Implosion, de Paul Jorion, éd. Fayard, 332 p., 20 €.
La Trahison des économistes, de Jean-Luc Gréau, éd. Gallimard, coll. Le débat, 250 p., 15,50 €.
Dans la tourmente financière, in Le Débat no 151 sept-oct. 2008, 16,50 €.

Texte transmis par :flower: alix
Je vous recommande le blog de Paul Jorion : pauljorion.com ;-)


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