Le textile mondial à la veille d'une révolution commerciale
Le textile mondial à la veille d'une révolution commerciale
LE MONDE | 28.12.04 | 13h38
A partir du 1er janvier 2005, les quotas qui entravaient le commerce de tissus et de vêtements vont disparaître. Cette mesure devrait surtout favoriser l'Inde et la Chine, au détriment des pays les plus pauvres, comme le Bangladesh, qu'elle devait initialement soutenir.
"J moins trois" avant le "big bang". Le 1er janvier 2005, le système des quotas qui, pendant trente ans, a régi le commerce mondial du textile (169 milliards de dollars) et de l'habillement (226 milliards de dollars) va être supprimé. Une mesure qui laissera libre cours aux exportations d'articles fabriqués en Chine et en Inde vers les 148 pays membres de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).
Le démantèlement de l'Accord sur les textiles et les vêtements a été approuvé en 1994 mais, entre-temps, Pékin a fait son apparition dans le commerce mondial, en adhérant en 2002 à l'OMC. Selon cette dernière, la part de la Chine dans les importations de l'Union européenne devrait passer de 18 % à 29 %. Aux Etats-Unis, les produits chinois devraient représenter 50 % des importations contre 16 %.
"Quand la suppression des quotas a été décidée, personne ne concevait que la Chine deviendrait un tel concurrent et se développerait aussi rapidement", explique Denis Audet, économiste à l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Ce pays est pourtant devenu le premier exportateur de vêtements avec 28 % du marché planétaire, pour un chiffre d'affaires de 80,4 milliards de dollars (59 milliards d'euros).
Devant les peurs européennes et américaines, Pékin promet "une attitude responsable". La Chine vient d'indiquer qu'elle imposera des droits à l'exportation sur certaines catégories de produits mais sans en préciser les modalités (Le Monde du 15 décembre). Le pays "comprend qu'il n'est pas dans son intérêt d'être vu comme une menace par ses partenaires régionaux", explique l'entourage du président de la Commission européenne, José Manuel Barroso.
L'Inde est, elle aussi, bien préparée. Le gouvernement fait de la production textile l'un des moteurs de sa croissance, avec des exportations censées quadrupler d'ici à 2010. Les entreprises suivent : en deux ans, elles ont investi 700 millions de dollars dans de nouvelles usines et équipements.
En trois ans, l'Inde et le Pakistan ont acquis un quart du parc mondial des machines pour les fibres non tissées - quand les Chinois achetaient un quart du parc mondial des équipements de filature.
Face à cette offensive, les Etats-Unis ont abandonné la production et la confection. Ils tentent seulement de protéger ce qui leur reste de la fabrication de vêtements en maille, de robes, de gants et de soutiens-gorge. L'Europe, elle, s'est recentrée sur le design, le luxe et le textile technique à partir de ses bases arrière que sont la France et l'Italie. La fabrication bas de gamme a été abandonnée.
"COMMENT RÉSISTER ?" (suite et fin)
"COMMENT RÉSISTER >"
Dans un mouvement de repli plus ou moins organisé, les industries occidentales misent désormais sur la création de marques et sur la constitution de puissants réseaux de distribution. Selon l'OCDE, 4 millions d'emplois ont disparu dans les pays riches.
Au Sud, les Etats les moins développés, qui pensaient au départ être favorisés par la levée des quotas, sont en fait les grands perdants. Le Bangladesh, la République dominicaine, l'île Maurice craignent de s'enfoncer dans la misère. Leur principal atout (une main-d'uvre à bas prix) est balayé par les champions chinois et indiens, qui allient faibles coûts à production intégrée (du fil au vêtement) et qualité. "Comment pouvons-nous résister à la concurrence - chinoise - > Ils versent des subventions - à leurs entreprises - et leur monnaie est sous-évaluée", explique-t-on à l'ambassade du Bangladesh auprès de l'OCDE.
Les organisations non gouvernementales (ONG) s'inquiètent. Les commandes à très bas prix des donneurs d'ordres occidentaux constituent à leurs yeux des pousse-au-crime. Ainsi, l'exploitation des enfants perdure mais se révèle plus cachée qu'autrefois, constate Neil Kearney, le président de la Fédération syndicale internationale du textile. Dans certaines tanneries de l'Inde et du Pakistan, "les enfants sont presque nus et plongent les peaux dans de grandes cuves de produits chimiques. Leur seule protection est de s'enduire les jambes d'une sorte de beurre", rapporte-t-il. Les conditions de travail des ouvriers les plus pauvres risquent d'empirer.
PEINE PERDUE
Dans l'Europe méditerranéenne, le Portugal, la Turquie le Maroc et la Grèce sont à la peine. Cette dernière - où la production de textile représente 15 % du produit intérieur brut (PIB) et occupe 28 % de la population active - voulait que soit "créé un mécanisme de contrôle des importations chinoises", à l'instar de la mesure adoptée par l'Europe dans le secteur de l'acier. Elle n'a pas été entendue.
Les Italiens ont perdu 50 000 emplois en deux ans et pourraient en perdre autant dans quelques mois. Plus qu'une concurrence nouvelle, ce sont les copies et la contrefaçon de leurs marques de renommée internationale qui les inquiètent. Pour se protéger, la filière voudrait une étiquette qui valorise auprès du client le pays dans lequel le vêtement est fabriqué. Peine perdue, répondent les Français : qui regarde l'étiquette avant d'acheter un vêtement >
"La suppression des quotas me semble être une secousse moins importante que celle que nous connaissons avec la surévaluation de l'euro", estime Guillaume Sarkozy, président de l'Union des industries textiles (UIT). En France, où les importations textiles sont passées en vingt ans de 3,5 milliards d'euros à 11,8 milliards d'euros, les professionnels sont condamnés à réagir. Moins d'un vêtement sur deux acheté en France y a été fabriqué. Les Français misent sur la zone de libre-échange euroméditerranéenne et sur une logistique courte à forte valeur ajoutée.
Dans nombre de pays, la fin des quotas va donc bouleverser les équilibres économiques et sociaux. Selon M. Audet, de l'OCDE, "le pire est passé. Il y a des victimes, mais il y a encore plus de gagnants".
Florence Amalou